Par Frédérique Vigneault, organisatrice communautaire au CVBF
La crise environnementale et sociale se répand mondialement telle les ondes autour d’une pierre lancée dans l’eau. À l’aune de ce contexte d’urgence, l’écoféminisme soumet diverses analyses à son approche qui associe, de manière générale, écologie et féminisme. Une telle alliance est créée avec un souci de révolutionner les rapports entre les sexes, les classes sociales, les peuples ainsi que les rapports avec la nature. Les écoféministes portent la conviction que la domination des femmes et celle de la nature — ou encore, la dégradation de la nature et des conditions de vie du sexe féminin — sont liées de manière à la fois matérielle et conceptuelle (Goutal, 2018, p. 82). De ce fait, il s’agit d’envisager la crise écologique et la crise sociale comme les conséquences d’un modèle culturel dans lesquelles l’interconnexion du capitalisme et du patriarcat forment un nœud inextricable de domination (Goutal, 2018, p. 84-85).
À partir de cette brève définition de l’écoféminisme, nous pouvons établir le constat suivant : les idéaux des transformations sociales féministes sont nécessairement traversés par la constellation théorique que forment les écoféministes. Cet article se présente alors comme un amalgame d’idées qui permet d’établir certaines bases avant de se projeter dans des perspectives tangibles pour un avenir altermondialiste, plus juste et équitable pour tous·tes. Plus précisément, il est question d’écoféminisme dit spirituel (aussi appelé cultural ecofeminism ou radical ecofeminism) et de différents outils conceptuels qui peuvent s’y rattacher, notamment le concept d’objectification, de corps-territoire-terre et la métaphore du viol de la Terre.
Écoféminisme spirituel
La mouvance spirituelle de l’écoféminisme s’inspire de divers univers religieux tels que des religions païennes, des mythologies indo-européennes et autochtones, tout comme des religions contemporaines. Une place centrale à l’interconnexion du vivant ainsi qu’aux concepts d’immanence et de communauté est octroyée au sein de ce mouvement avec l’intention de transformer les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes. En ce sens, les écoféministes spirituel·les chérissent une conception du monde holistique à partir de laquelle la Terre incarne le principe vivant. Autrement dit, la Terre représente une entité vivante et toutes les expériences des êtres vivants sont vécues avec elle. Si tous les êtres sont dans un faisceau de relations, comme l’évoque le concept de communauté, tout ce qui accable particulièrement une espèce touche l’ensemble du vivant. La dégradation de la nature fait alors partie intégrante du social et du politique. Une revalorisation de la compassion, du soin (ou du care), du sacré et de la non-violence, éléments généralement attribués aux femmes, forment le prisme des modèles de soutenabilité écologique visés par l’écoféminisme spirituel (Casselot dans Casselot et Lefebvre-Faucher, 2020, p. 23).
D’ailleurs, parmi quelques cosmologies et systèmes symboliques du monde — en Occident certes[JJ1] , mais aussi, bien que l’on note des nuances et différences essentielles, en Chine avec le Yin et le Yang du taoïsme, au Japon avec la Nigi-mi-tama et l’Ara-mi-tama du shintoïsme ou encore, en Inde avec la dualité Shiva/Shakti du tantrisme ou Purusha/Prakriti dans la métaphysique hindouiste du Samkhya — « le principe féminin est associé à la fécondité, à l’unité harmonieuse, à la « force vivante qui soutient et préserve la vie » (Goutal, 2018, p. 93). Autrement dit, le principe féminin correspond à des qualités qui devraient être au cœur d’une société pour contrebalancer nos tendances avides et prédatrices (symboliquement associées au masculin), et favoriser le soin et le respect apportés aux autres espèces, aux ressources, aux écosystèmes environnants » (Goutal, 2018, p. 93). La spiritualité de l’écoféminisme réclame donc une réhabilitation du principe féminin et du principe masculin afin de voir émerger une éthique de l’intégrité et de la guérison.
En outre, à partir de cette harmonisation, les écoféministes spirituel·les donnent l’élan à une décolonisation du « paradigme occidental » en empruntant des éléments de traditions non occidentales. Il s’agit de renouveler l’imaginaire politique en décloisonnant des appréhensions du réel qui peuvent être porteuses de solutions véritablement universelles, c’est-à-dire postcoloniales et pas seulement tirées des connaissances hégémoniques occidentales (Goutal, 2018, p. 94). Il ne s’agit pas de reproduire une idéologie de la complémentarité des genres et de naturalisation des inégalités, mais bien de rappeler l’existence de cette dualité féminin/masculin, quelle que soit sa forme, en chaque humain·e.
Concept d’objectification
L’objectification est un phénomène sournois qui se produit lorsqu’un être vivant est traité comme un objet alors que, dans les faits, ce n’est pas du tout ce qu’il est. Nussbaum (1995) distingue sept notions imbriquées dans cette idée : l’instrumentalité dans laquelle l’on traite l’objet comme un outil servant à ses propres intentions; le déni de l’autonomie dans lequel l’on considère que l’objet ne détient aucune autonomie ni d’autodétermination; l’inertie dans laquelle l’on n’octroie aucune agentivité à l’objet et donc, aucune forme d’activité; la fongibilité dans laquelle l’on voit la possibilité d’interchanger l’objet pour un autre ; la violabilité dans laquelle l’objet n’aurait aucune limite ou d’intégrité; la possession dans laquelle l’objet appartient à une tierce personne et où il peut être prêté ou vendu; enfin, le déni de la subjectivité dans lequel on ne respecte pas les sentiments et les expériences de l’objet s’il y en a (Nussbaum, 1995, p. 257). Ce phénomène social se discerne au cœur de deux antinomies importantes dans le cadre de ce texte : dans un premier temps, la dualité nature/culture (ou humain/non-humain); dans un deuxième temps, la dualité homme/femme.
La militante et autrice Federici (2021) énonce que l’avènement du capitalisme agraire offre un contexte social pertinent pour voir apparaître ce qui est dénoncé ici comme de l’objectification. Federici se fonde sur le concept d’enclosure afin de désigner le processus violent de privatisation des terres (2021, p. 28), lequel agit comme force destructrice devant un monde de pratiques socioculturelles précapitalistes. Dès lors, il ne suffit pas de penser les enclosures en tant que simple division des terres par des clôtures; il s’agit plutôt de voir plus largement et de « penser à l’enclosure du savoir, de nos corps [celui des femmes] et de notre rapport aux autres et à la nature » (2021, p. 36). C’est alors tout un régime de terreur qui s’instaure et qui fait émerger un nouveau modèle de féminité auquel les femmes doivent se conformer afin d’être acceptées socialement : « asexuées, obéissantes, dociles, résignées à la soumission au monde masculin, acceptant comme naturelle la relégation à une sphère d’activités qui se trouvait totalement dévaluée sous le capitalisme » (p. 49-50). Une telle offensive contre les femmes procèdait[JJ2] du besoin du capital de contrôler ce qu’il lui est le plus essentiel pour sa reproduction : le corps de celles-ci. Et ce contrôle incontesté se répand jusqu’aux richesses naturelles du monde sur lesquelles prospère le développement du capitalisme. L’essence de ce modèle économique, tout comme celle du colonialisme, est la conquête. À ce propos, LaDuke (1994), femme politique ojibwe américaine, mentionne que la plupart des femmes indigènes (« indigenous women ») réalisent que leurs combats en tant que femmes se juxtaposent aux combats de leur nation pour le contrôle de leur territoire, de leurs ressources et de leur destin (p. 1).
De ces tendances structurelles hégémoniques nait le processus d’objectification des femmes et de la nature dans le but ultime d’imposer un contrôle sur celles-ci et de multiplier infiniment sa production. Rappelons que dans une conception écoféministe et spirituelle, la Terre est une entité vivante dont les hommes et les femmes font tous·tes partie. Selon une telle conception, l’objectification ne peut s’y reproduire; le capitalisme ne peut y être fécond; le patriarcat ne peut s’amplifier. L’autrice Cri/Métis Anderson révèle un ajout considerable à ce propos : « Native women know that a connection to the land can provide a connection to a sense of the female » (2000, p. 183). Pour elle, la Terre leur permet de se définir elle-même; la Terre est donc lieu de création. Certaines d’entre elles la comparent même à un miroir (2000, p. 183). En cela, la nature et les femmes sont des sources d’abondance interreliées; des forces créatrices de renouveau qui posent un obstacle au capitalisme et au patriarcat. Cette association femme/nature se retrouve au cœur du concept de corps-territoire-terre.
Concept de corps-territoire-terre
Si les femmes et la Terre représentent toutes deux un lieu d’imposition des oppressions capitalistes et patriarcales, elles incarnent aussi un lieu de libération et de création. Des initiatives féministes et altermondialistes de l’Amérique latine ont identifié le terme « corps-territoire-terre » afin de désigner les liens entre expropriations colonialistes de leurs territoires et violences patriarcales. Effectivement, au sein d’un contexte dans lequel les peuples ont été colonisés et les femmes ont été exposées massivement à plusieurs formes de violence, cette appellation opère « une synthèse entre identité indigène, intersection des oppressions, et resignification des contrats de genre dans les communautés » (Allard et al., 2017, p. 83). Ce concept offre une possibilité d’autodétermination et d’autogestion des corps, des territoires et de la Terre (2017, p. 83).
Cabnal (2015), femme Maya Kekchi et Xinca, se dit féministe communautaire puisqu’elle émet également une corrélation entre les trois constituants du concept (dans Falquet, 2015, p. 76). En refusant que les luttes écologiques invisibilisent les luttes féministes — car pour elle, ce serait une « incohérence cosmogonique » —, la militante considère le corps féminin comme une « puissance politique pour l’émancipation » (2015, p. 80). Cette conception des luttes compose des espaces d’affectivité et de guérison pour l’union corps-territoire-terre ou encore, pour le « réseau même de la vie » (2015, p. 82-88). Une telle initiative, organisée par des femmes en périphéries et des pays du Sud, préfigure un changement de perspective au sein duquel « les plus concernées par les catastrophes humaines et environnementales [sont] enfin celles qui décident du changement de cap, après une longue et sombre histoire d’exclusion de la citoyenneté » (Allard et al., 2017, p. 89). En prenant soin de laisser ces femmes se nommer elles-mêmes et de ne pas apposer l’étiquette d’écoféministe spirituelle sur leurs idées, les propos de ces militantes résonnent vivement avec les principes défendus dans ce travail. La métaphore conceptuelle du viol de la Terre consent à rendre ces éléments en image.
Métaphore du viol de la Terre
Au sein d’un contexte néolibéral blanc et patriarcal — dans lequel « le développement de l’agriculture intensive et de l’extraction industrielle de ressources minières et fossilisées s’appuie sur des représentations culturelles qui normalisent le cadre éthique d’une transgression constante des limites physiques et ontologiques du vivant » (Moutel, 2018, p. 3) —, la métaphore du viol de la Terre devient un outil conceptuel congruent pour représenter l’usage de la force, la transgression, la profanation et la désacralisation des limites qui définissent la Terre comme entité vivante (2018, p. 3). Ainsi, la perspective écoféministe dénonce le pouvoir colonisateur entretenu par le système patriarcal qui perpétue l’exploitation et la violation des ressources naturelles et des femmes (2018, p. 5). Qu’il s’agisse de la corporéité féminine ou d’un espace géographique, les deux entités sont métaphoriquement assujetties comme un corps passif « offert à l’exploration et l’ensemencement » des forces hégémoniques (2018, p. 6). En outre, Zaccour, juriste, autrice et activiste féministe, désigne le viol comme « une arme de guerre utilisée de façon systématique par les conquérants » ; comme une prise de contrôle sur les corps féminins, sur leur reproduction et leur volonté légitimée par la culture du viol (2019, p. 88).
Effectivement, les agressions sexuelles et les viols affirment la domination, le pouvoir et la supériorité d’une structure occidentale dualiste, patriarcale et anti-naturaliste (2018, p. 10). La personnification terre-comme-femme permet d’interroger le rapport ontologique que l’on entretient avec le vivant, c’est-à-dire, à partir d’une lecture moderne du monde, avec tout un écosystème qualifié de non-humain (2018, p. 6). Ce ne sont donc pas seulement des personnes humaines ou des espaces géographiques qui sont violentés; il s’agit plutôt « du principe du continuum écologique, de la cyclicité et de la régénération du vivant » qui est incessamment rudoyé (2018, p. 8). La métaphore du viol de la Terre rapporte, en vérité, des corrélations dans l’expérience occidentale et moderne du monde.
Conclusion
En concordance à la perspective théorique de l’écoféminisme spirituel, il semble que les concepts d’objectification, de corps-territoire-terre ainsi que la métaphore du viol de la Terre mettent en lumière l’entrecroisement des femmes et de la nature. En l’occurrence, élargir nos espaces de réflexivité nous permet de nous aligner davantage aux principes de l’écoféminisme spirituel.
La crise écologique et la crise sociale actuelle ne font qu’un seul et même combat tandis que l’articulation des luttes sociales peut sembler être une nébuleuse constante. Or, tel que le dévoilaient Valérie Lefebvre-Faucher et Martine Delvaux lors de la conférence Regards féministes sur la crise climatique (2022), l’amitié est un catalyseur de l’écoféminisme. En vérité, il s’agit de distinguer l’amitié comme alliance entre les luttes; comme façon d’être ensemble; comme un engagement solidaire qui n’omet pas les divergences et la diversité, mais qui les laisse, inversement, coexister. Une sorte d’union qui n’efface rien[1] (Lefebvre-Faucher dans Lefebvre-Faucher et Delvaux, 2022). Et si l’amitié évolue en tant que résistance devant le système capitaliste et patriarcal qui carbure aux divisions (Delvaux dans Lefebvre-Faucher et Delvaux, 2022), l’écoféminisme se trouve à être un véritable vecteur de changement en enseignant le ralliement qu’il accompli lui-même.
[1] D’ailleurs, ébranler et détruire l’amitié entre femmes a servi à l’exclusion sociale de celles-ci et à l’instauration profonde du modèle capitaliste et patriarcal (Federici, 2021, p. 53-63).
Bibliographie
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Anderson, K. (2000). A Recognition of Being: Reconstructing Native Womanhood. Sumach Press.
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Dechaufour, L. (2008). Introduction au féminisme postcolonial. Éditions Antipodes, 2(27), 99-110. 10.3917/nqf.272.0099.
Falquet, J. (2015). « Corps-territoire et territoire-terre » : le féminisme communautaire au Guatemala. Entretien avec Lorena Cabnal. Cahiers du Genre, 59, 73-89.
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Goutal, J. B. (2018). « Hirvi Dharti, Stri Shakti, Manav Murti » (« Terre verte, puissance féminine, libération humaine ») : ce que le féminisme apporte à l’écologie. Essais, 13, 81-96.
LaDuke, W. (1994). An Indigenous Perspective on Feminism, Militarism, and the Environment. Reimagine, 4(4), 5(1).
Lefebvre-Faucher, V. et Delvaux, M. (2022). Regards féministes sur la crise climatique [présentation de conférencières invitées]. Département de sociologie, Université Laval.
Moutel, N. (2018). La métaphore du viol de la terre : une proposition écoféministe. Essais, 13, 65-79. 10.4000/essais.481.
Nussbaum, N. C. (1995). Objectification. Philosophy & Public Affairs, 24(4), 249-291.
Zaccour, S. (2019). La fabrique du viol. Leméac.