Le 25 novembre 2022
Par Johanne Jutras, militante au comité
Sur la scène mondiale, la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes donne le coup d’envoi aux 16 jours d’interventions qui se termineront le 10 décembre, jour de la commémoration de la Journée internationale des droits de l’homme. La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies en 1993, définit la violence à l’égard des femmes comme tous les actes de violence dirigés contre le sexe féminin et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée[i]. Au Québec, c’est également le 25 novembre que débutent les 12 jours d’action contre les violences faites aux femmes. En 2022, le principal objectif est de mettre en lumière la banalisation et la récurrence des discriminations sexuées et de déraciner leurs origines en redonnant aux femmes discriminées le pouvoir de s’exprimer[ii].
Pour souligner cette Journée, nous traitons spécifiquement des féminicides ou femicides (terme anglais). En 2021, l’Observatoire canadien du féminisme pour la justice et la responsabilisation recensait 173 filles et femmes tuées violemment au pays, soit une femme ou une fille assassinée toutes les 36 heures[iii]. En 2019, l’année qui a précédé la pandémie et les mesures de confinement, le nombre de féminicides atteignait 137. De ce nombre, 26 Québécoises ont été tuées en 2021, dont 17 en situation de violence conjugale. Des actes qui ont eu comme conséquence de priver quarante enfants de leur mère, et ce, dans la province uniquement[iv]. On se souviendra hélas! que l’événement emblématique du féminicide au pays s’est déroulé le 6 décembre 1989, alors que 14 jeunes femmes étaient abattues à l’École polytechnique de l’Université de Montréal[v]. C’est aussi au moment de cette Journée nationale contre la violence envers les femmes (6 décembre) que se terminent les 12 jours d’action contre les violences faites aux femmes[vi].
Comment définit-on le féminicide?
Le terme féminicide est utilisé pour la première fois en anglais (femicide) en 1976 par la sociologue sud-africaine Diana E. H. Russel. En 1996, elle l’utilise avec la sociologue britannique Jill Radford, dans l’ouvrage intitulé Femicide : the Politics of Woman Killing[vii]. De son côté, le terme « feminicidio » trouve son origine en Amérique latine et est lié aux nombreux meurtres de femmes commis au Mexique et au Guatemala à partir du début des années 1990. Le cas le plus connu est celui de Ciudad Juarez au Mexique où, dans des charniers mis à jour, on a dénombré des victimes violées, démembrées ou mutilées. En Amérique du Nord, ce sont les femmes et filles autochtones qui se trouvent malheureusement en première ligne, alors qu’on estime à 1 200 le nombre de celles qui sont disparues ou assassinées au cours des 30 dernières années[viii].
Proclamé mot de l’année 2019 par le dictionnaire Le Petit Robert, le terme féminicide signifie le « meurtre d’une ou plusieurs femmes ou filles en raison de leur condition féminine[ix] ». En France, dans son site consacré à la reconnaissance du féminicide[x], l’association Osez le féminisme le définit ainsi : « meurtre de filles à la naissance, sélection prénatale, tueries de masse, crimes d’honneur, femmes tuées par leurs conjoints ou par des inconnus dans la rue. En effet, la violence machiste est la première cause de mortalité des femmes âgées de 16 à 44 ans dans le monde[xi] ».
Quels sont les quatre types de féminicides définis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)?
L’OMS définit le féminicide comme « un homicide volontaire d’une femme, au simple motif qu’elles sont des femmes[xii] ». De plus, elle a catégorisé en quatre types le féminicide :
- Le féminicide intime qui est un crime individuel commis par un partenaire ou un ex-partenaire. Ce premier type concerne 35 % de l’ensemble des meurtres commis sur les femmes dans le monde;
- Les crimes dits d’honneur perpétrés par un membre de la famille qui tue une fille ou une femme qui aurait commis une transgression sociale de genre, telle qu’avoir été violée;
- Le crime lié à la dot qui consiste à tuer une femme pour un conflit lié à la dot devant être versée par la famille de la femme épousée;
- Le féminicide non intime qui est un crime commis par une personne qui n’a pas de lien intime ou familial avec la victime[xiii].
Le féminicide sera-t-il inscrit dans le Code criminel canadien?
Le terme féminicide est inscrit dans le Code pénal de plusieurs pays d’Amérique latine (Bolivie, Argentine, Chili, Costa Rica, Colombie, Salvador, Guatemala, Mexique, Honduras et Pérou), d’Europe (Espagne, Italie et Belgique, en octobre 2022) alors qu’il n’existe pas encore dans le Code criminel en France ni au Canada.
En juillet 2022, la Commission des services policiers de London, en Ontario, sollicitait les commentaires de la société civile, des groupes de défense des droits des femmes et des experts sur un éventuel ajout du féminicide dans le Code criminel canadien. En effet, madame Megan Walker, ancienne directrice du London Abused Women’s, estime que sans une définition juridique, les services de police sont considérablement limités dans le dépôt d’accusations liées au féminicide[xiv]. Or, elle considère que « l’un des premiers outils que nous pourrions utiliser consiste à définir le féminicide et à l’utiliser lorsqu’on mène des enquêtes criminelles[xv] ». De plus, madame Walker croit qu’« on ne peut pas résoudre ce problème si on ne le reconnaît pas, d’où la nécessité d’obtenir des données probantes sur le nombre de crimes contre les femmes motivés par la haine et de définir le féminicide dans une affaire d’homicide[xvi] ».
Selon la professeure de droit à l’Université du Québec à Montréal, madame Rachel Chagnon, les crimes contre la personne ne sont pas pour le moment associés à aucun sexe. Cette position a été prise dans les années 1980 afin d’éviter le sexisme ou les biais sociaux. « C’est plutôt dans le traitement de la peine que la violence envers le genre sera pesée. La violence conjugale est considérée comme un facteur aggravant. Ça pourrait valoir à une personne condamnée une peine plus lourde qu’une peine régulière[xvii] ». Madame Chagnon ne croit pas voir apparaître un jour le féminicide dans le Code criminel canadien. Selon elle, « il serait plus vraisemblable d’y voir apparaître la notion de contrôle coercitif, qui comprend tous les gestes posés qui ont pour but de priver la victime de sa liberté et de son droit de décider par elle-même[xviii] ». À cet égard, le gouvernement Trudeau suit l’étude parlementaire du projet de loi C-202, Loi modifiant le Code criminel (conduite contrôlante ou coercitive) et il examine les expériences d’autres administrations qui ont criminalisé le contrôle coercitif (comme le Royaume-Uni en 2015, l’Écosse en 2018 et l’Irlande en 2019). Le ministre de la Justice et procureur général du Canada, Me David Lametti, a soulevé la possibilité d’une réforme législative à ce sujet en avril 2021 en répondant au rapport intitulé La pandémie de l’ombre : mettre fin aux comportements coercitifs et contrôlants dans les relations intimes[xix].
Quelle prévention contre les féminicides?
Madame Myrna Dawson, fondatrice et directrice de l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, croit que le terme « féminicide » commence à attirer l’attention qu’il mérite en raison des confinements qui ont mis en lumière le problème de la violence conjugale ainsi que les nombreux cas de filles et de femmes simplement tuées à cause de leur sexe[xx]. Il est également important pour madame Dawson de reconnaître le féminicide comme crime afin d’appuyer les initiatives de prévention ou de sensibilisation du public puisque cette reconnaissance juridique « met en évidence les aspects discriminatoires et symboliques de cette forme de violence en tant que réalité sociale pour les femmes et les filles[xxi] ». Il faut reconnaître l’attitude selon laquelle les hommes ont des droits et des privilèges sur les femmes, et qu’il existe des normes sociales autour de la masculinité et du besoin des hommes d’affirmer le pouvoir et le contrôle. « Or, quand on classe ça dans la filière homicide, on ne saisit pas tout le contexte dans lequel ces femmes sont tuées[xxii] ». Décidément, c’est un dossier à suivre.
À écouter absolument
La série balado de six épisodes « Maman, arrête de mourir. Survivre aux féminicides » porte sur les impacts de la violence conjugale. Pour mieux expliquer les conséquences sur les proches des victimes, la journaliste, animatrice et réalisatrice Monic Néron s’attarde particulièrement aux familles et aux enfants qui ont été touchés directement par l’un de ces drames. En plus des entretiens, le balado explore des pistes de solution à la problématique et s’attarde à la reconstruction, un travail de « toute une vie » qui attend les familles éplorées. « Comment accompagner les enfants? On doit trouver des mots pour leur expliquer ». « Les corps policiers ont compris en 2021 qu’il y avait quelque chose qui clochait. Ils admettent que les façons de faire sont à revoir pour protéger davantage les femmes. Mais en ce moment, ils ne peuvent [même ne pas informer la femme quant aux antécédents judiciaires du conjoint][xxiii] », a indiqué madameNéron lors d’une entrevue à l’émission « Pénélope » de Radio-Canada[xxiv]. La série est disponible pour écoute depuis quelques jours sur la plateforme OHdio de Radio-Canada[xxv].
À lire prochainement
Un dossier thématique préparé par Pauline Delage, sociologue et politiste française, dans les Cahiers du genre, numéro 73, intitulé « Femicide-féminicide : généalogie, droit, violences systémiques » à paraître en décembre 2022.
Révision linguistique : Dominique Gaucher
[i] Nations Unies, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, 25 novembre, https://www.un.org/fr/observances/ending-violence-against-women.
[ii]12 jours d’action contre les violences faites aux femmes, notre campagne 2022, https://www.12joursdaction.com/#:~:text=Les%2012%20jours%20d’actions,le%20pouvoir%20de%20s’exprimer.
[iii] Radio-Canada, La population invitée à réfléchir sur l’ajout du féminicide dans le Code criminel, publié le 6 juillet 2022, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1896033/feminicide-violence-faite-femmes-police-london-justice.
[iv] Lettre Info FPJQ, « Maman, arrête de mourir, survivre aux féminicides », 17 novembre 2022.
[v] Isabelle Mourgère, Qu’est-ce qu’un féminicide : définition et origines, 15 juillet 2019, dans Terriennes de TV5 Monde, https://information.tv5monde.com/terriennes/qu-est-ce-qu-un-feminicide-definition-et-origines-309677.
[vi] Le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine, 6 décembre, https://cdeacf.ca/dossier/6-decembre.
[vii] Voir note ii.
[viii] Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, https://www.mmiwg-ffada.ca/fr/.
[ix] Voir note ii
[x] Osez le féminisme, Grenelle : Lutter contre les féminicides est devenu une urgence absolue, communiqué de presse, 2 septembre 2019, https://osezlefeminisme.fr/cp-grenelle-lutter-contre-les-feminicides-est-devenu-une-urgence-absolue/.
[xi] Voir note ii.
[xii] Voir note ii.
[xiii] Voir note ii.
[xiv] Voir note i.
[xv] Noushin Ziafati, « Un mouvement se dessine pour faire inscrire le féminicide dans le Code criminel », La Presse canadienne, le 19 juillet 2022, https://www.ledroit.com/2022/07/19/un-mouvement-se-dessine-pour-faire-inscrire-le-feminicide-dans-le-code-criminel-3c29a9b38762274981c8816eea5ff399.
[xvi] Voir note xv.
[xvii] Anne-Sophie Poiré, « Pas de « féminicide » dans le Code criminel », Journal de Québec, dimanche 6 novembre 2022, https://www.pressreader.com/canada/le-journal-de-quebec/20221106/281565179716634.
[xviii] Voirnote xv.
[xix] David Lametti, Réponse du gouvernement au quatrième rapport du comité permanent de la justice et des droits de la personne, 20 octobre 2022, page 3, https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/44-1/JUST/rapport-4/reponse-8512-441-124.
[xx] Voirnote xv.
[xxi] Voir note xv.
[xxii] Voir note xv.
[xxiii] Radio-Canada, Maman, arrête de mourir : la vie après les féminicides, racontée par Monic Néron, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1931922/maman-arrete-de-mourir-feminicides-monic-neron.
[xxiv] Radio-Canada, « Pénélope », entrevue avec Monic Néron pour sa série balado Maman, arrête de mourir, https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/penelope/segments/entrevue/422499/baladodiffusion-femmes-securite-tragedie-meurtre.
[xxv] Monic Néron, Maman arrête de mourir. Survivre aux féminicides, https://ici.radio-canada.ca/ohdio/balados/10093/maman-arrete-de-mourir-survivre-aux-feminicides.