Par Johanne Jutras, militante au comité Vigilance-médias
Ce 19 juin 2022, le Fonds des Nations Unies pour la population célèbre la 8e Journée internationale pour l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit. Et non, la lecture de cette chronique n’est pas agréable, elle est nécessaire!
Quelle est l’origine de cette Journée?
Le 19 juin 2015, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté par consensus la résolution A/RES/69/293 proclamant le 19 juin Journée internationale pour l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit, afin de sensibiliser la population à la nécessité de mettre un terme à cette violence, de manifester de la solidarité envers les victimes et de rendre hommage à celles et ceux qui luttent en première ligne pour éliminer ces crimes. Cette date a été choisie pour commémorer l’adoption décisive, le 19 juin 2008, de la résolution S/RES/1820(2008), dans laquelle le Conseil de sécurité a condamné l’utilisation de la violence sexuelle comme une arme de guerre pouvant faire obstacle à la consolidation de la paix.
Depuis quand assiste-t-on aux violences sexuelles en temps de conflit?
Dans l’introduction signée par Justine Brabant et Leïla Minano du livre Impunité Zéro, on peut lire que, dans un certain imaginaire collectif, le viol en temps de guerre serait un crime lointain commis par des hordes sauvages de miliciens que personne ne pouvait contenir. Les agresseurs en treillis n’ont pas de drapeau, pas de couleur de peau, pas de continent de prédilection. Pas davantage que leurs donneurs d’ordre médaillés — ces hauts gradés qui décident que le corps des femmes peut être un instrument de répression, de vengeance ou une simple récompense pour leurs troupiers », comme on peut malheureusement le constater depuis avril dernier en Ukraine.
En effet, ce n’est pas la première fois que l’armée russe se rend coupable d’exactions vis-à-vis de la population : c’est arrivé de façon massive au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. « […] On peut estimer à près de deux millions le nombre de femmes ayant été violées par les soldats soviétiques dans le cadre de la campagne de libération puis de l’occupation de l’est de l’Allemagne », écrit l’historienne Fanny Le Bonhomme dans son article intitulé Viols en temps de guerre, psychiatrie et temporalités enchevêtrées. « Multiples et complexes, les causes incluent un désir et une haine des Allemands qui trouve son origine dans les couches profondes de la conscience collective soviétique et qui se voit avivée par la machine de propagande. » comme le rapporte le journaliste Nicolas Bérubé de La Presse +.
De quelles violences sexuelles parle-t-on?
Selon les Nations Unies, l’expression « violences sexuelles liées aux conflits » recouvre des actes tels que le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, l’avortement forcé, la stérilisation forcée, le mariage forcé, ainsi que toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable, perpétrés contre des femmes, des hommes, des filles ou des garçons, et ayant un lien direct ou indirect avec un conflit. Cette expression inclut également la traite des personnes à des fins de violences sexuelles ou d’exploitation sexuelle lorsque ces faits surviennent en temps de conflit.
Les victimes de la violence sexuelle en temps de conflit
Toujours selon le Fonds des Nations Unies, l’immense majorité des personnes qui subissent les effets préjudiciables des conflits armés sont des civils, des femmes et des filles particulièrement victimes de la violence sexuelle à laquelle se livrent, entre autres, des militaires, des groupes terroristes et extrémistes qui s’en servent notamment comme tactique de guerre. De plus, cette forme de violence sexuelle peut, dans certains cas, se poursuivre après la fin des hostilités.
Il n’y a pas seulement le sexe féminin qui subit des violences sexuelles, les hommes et les garçons en sont également victimes en temps de conflit, comme le rapportait Iryna Venediktova, procureure générale de l’Ukraine, au début du mois de mai. Ces annonces concernant des violences sexuelles envers des hommes et des garçons ne sont « pas du tout » surprenantes, signale Aurélie Campana, professeure au département de science politique de l’Université Laval. « Si on regarde en Tchétchénie entre 1994 et 1996, puis entre 1999 et 2009, les violences sexuelles de l’armée russe envers des hommes ont été bien documentées, et ce, malgré le fait qu’il y a un tabou encore plus grand que pour des violences sexuelles envers des femmes ». En effet, elle ajoute que ces violences sexuelles suivent trois modes opératoires. « Premièrement, il y a des soldats qui s’en prennent à de très jeunes hommes parce qu’il n’y a pas de hiérarchie, pas de discipline. Deuxièmement, il y a les cas où l’ordre vient d’en haut, parce qu’il faut démoraliser les populations. Comme les Ukrainiens sont déshumanisés par les Russes qui les traitent de “nazis” et de “traîtres”, tout est permis à partir de là. Et le troisième mode opératoire pour les violences sexuelles contre les hommes, c’est dans les moments d’arrestation, de détention. ».
Il y a aussi énormément de violence au sein même de l’armée russe, note Aurélie Campana. « On trouve très facilement des témoignages sur l’utilisation de la violence sexuelle contre de jeunes engagés volontaires ou des conscrits de première année dans l’armée russe. Donc, quand des officiers déploient de la violence sexuelle contre leurs propres soldats, qu’est-ce que font les soldats après quand ils sont envoyés dans des populations qu’ils doivent soumettre et contrôler? Ils vont utiliser les mêmes outils, et la violence sexuelle en fait partie. » Par ailleurs, beaucoup d’hommes ont été victimes de viols en Tchétchénie. Une telle barbarie ne s’explique pas seulement en termes psychiatriques, même s’il y a de vrais sadiques parmi les bourreaux. Il y a aussi d’autres paramètres, comme la situation de domination en ce qui concerne les rapports de forces, avec des soldats qui se retrouvent face à des civils vulnérables et désarmés. Le vertige de l’impunité risque également d’entraîner même les non-sadiques et réveiller la dimension sadienne en eux, habituellement inconsciente et réprimée. Ils se sentent autorisés par la propagande politique de l’État envahisseur à commettre ces crimes favorisés par le sentiment d’impunité. Les soldats russes, victimes eux-mêmes de violences sexuelles et de bizutages effroyables dans l’armée sont habitués à une culture qui met ensemble violence, voire cruauté, et virilité.
Où les violences sexuelles se produisent-elles?
Le Fonds des Nations Unies pour la population considère qu’aux quatre coins du globe, depuis l’Ukraine jusqu’au Tigré (au nord de l’Éthiopie), en passant par la Syrie, les violences sexuelles se produisent. « Chaque nouvelle vague de conflit armé apporte avec elle un tsunami de tragédies humaines, notamment de nouvelles vagues du crime de guerre le plus ancien, le plus ignoré et le moins condamné de tous », déclare Pramila Patten, Représentante spéciale du Secrétaire général sur la question des violences sexuelles en temps de conflit. Les cas rapportés à ce jour par l’ONG La Strada-Ukraine, ont tous été commis dans des maisons privées. « Dans la plupart des cas, il y a plus d’un soldat qui a participé. Parfois, certains participaient et d’autres regardaient », spécifie Yuliia Anosova, avocate et chercheuse de cette ONG.
Pourquoi les violences sexuelles sont-elles utilisées comme armes de guerre?
Selon le président du Centre Est-Ukrainien pour les initiatives civiles, Volodymyr Shcherbachenko, les violences sexuelles sont utilisées pour « […] briser les gens, faire tomber la résistance, et les menacer, tant eux que leurs proches ». Un outil de torture ainsi utilisé pour forcer des personnes « à faire ce qu’elles ne veulent pas faire », « et dans plusieurs cas, cela fonctionne ». Par ailleurs, en 2014-2015, des cas de violences sexuelles perpétrées par des militaires ukrainiens ont aussi été documentés dans le Donbass. Mais maintenant, ce ne sont plus seulement les militaires ukrainiens ou les militants qui sont visés par les assauts sexuels des militaires russes, mais la population en général, pour l’humilier, la dominer, l’intimider, la disperser ou la réinstaller de force.
Le viol en temps de guerre constitue le crime le plus impuni au monde, il faut que cela change!
Selon la directrice générale d’ONU Femmes France, Fanny Benedetti, certains viols relatés dans la presse d’après des témoignages de personnes proches des victimes, ne sont pas assez solides dans le cadre d’une enquête, et les photos publiées sur les réseaux sociaux ne permettent pas de conclure au flagrant délit. Il faut mener des entretiens directs avec les victimes et pouvoir corroborer leurs dires. De plus, elle insiste sur la prudence à observer dans la conduite des investigations : « Il faut être d’autant plus rigoureux que la Russie a pour stratégie de nier immédiatement les faits et d’accuser les Ukrainiens de mises en scène. » Il faut éviter d’alimenter la guerre de l’information qui est néfaste à la préservation des éléments de preuves et à la véracité des témoignages.
De son côté, la procureure générale de l’Ukraine, Iryna Venediktova, connaît toute la difficulté de recueillir des témoignages ayant valeur de preuves dans des zones où le réseau téléphonique mobile ou électrique est perturbé. Mais elle insiste aussi sur l’importance de preuves solides dans le cadre d’enquêtes internationales. Dans une déclaration commune, Pramila Patten, avocate à l’ONU et Sima Sami Bahous, diplomate jordanienne, affirment que : « Des enquêtes rigoureuses sur les allégations de violences sexuelles doivent être menées afin de garantir la justice et la responsabilité, en tant qu’aspect central de la dissuasion et de la prévention de tels crimes » car la justice pénale internationale est connue de tous et que la liste noire rendue publique par le Conseil de sécurité de l’ONU peut avoir un impact déterminant : « Il ne faut pas penser que les forces rebelles ou régulières ne s’informent pas. »
Des organismes qui militent en faveur de l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit :
Bureau de la Représentation spéciale du Secrétariat général pour la violence sexuelle dans les conflits
Bureau de la Représentation spéciale du Secrétariat général pour les enfants et les conflits armés
Human Rights Watch
Mission permanente de l’Argentine auprès des Nations Unies
ONG EliseCare
ONG La Strada en Ukraine
ONU Femmes France
Des ouvrages recommandés :
Impunité zéro. Violences sexuelles en temps de guerre : L’enquête
Sous la direction de Justine Brabant, Leïla Minano et Anne-Laure Pineau
Avec la collaboration de Cécile Andrzejewski, Delphine Bauer, Hélène Molinari, Ariane Puccini, Ilioné Schultz et Sophie Tardy-Joubert
https://www.autrement.com/impunite-zero/9782746746060
Fanny Le Bonhomme
Dans Guerres mondiales et conflits contemporains 2015/1 (n° 257), p. 53-74.
https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2015-1-page-53.htm
Les sources consultées :
https://www.un.org/fr/observances/end-sexual-violence-in-conflict-day
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1885153/viols-russie-guerre-ukraine-tapis-rouge-cannes
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1876714/justice-violence-sexuelle-ukraine-guerre-canada
Révision linguistique :
Dominique Gaucher, sociologue et écrivaine